Je fais passer mon tapis sous le portique de sécurité chaque mardi, sous le regard tantôt méfiant , tantôt encourageant , souvent surpris , des surveillants d’une prison. Du yoga pour le personnel ? Non, du yoga pour les détenus.
La représentation sociale du yoga est parfois très étonnante, c’est comme si il ne pouvait concerner qu’ une seule partie de notre société , plutôt intégrée , qui aurait besoin de «récupérer » après sa journée de travail. Pourtant le yoga n’est pas la récupération de quoi que ce soit . Le yoga nous invite à vivre, pas à gérer notre existence. Il n’est pas destiné à adoucir les maux de l’ego ou du système contemporain, la pression sociale ou le fameux « stress » . Il nous ouvre un bien plus grand chemin qui nous concerne tous, celui de la connaissance de soi . Et les personnes détenues en prison qui ont besoin d’inventer un rapport neuf à leur vie l’ont bien compris.
Depuis que le yoga m’accompagne au quotidien , il me conduit vers les lieux jugés improbables pour la pratique . Dans la rue avec des personnes sans domicile fixe, en prison avec des détenus longue peine.
Cet itinéraire n‘est pas toujours bien compris, y compris par mes pairs. A la veille de ma première séance en prison , un enseignant m’a tancée : « des cours en prison ? Tu as du temps à perdre ? Tu n’as pas assez de monde dans tes cours en ville ? » Il ne croyait pas s’y bien dire . Les plannings sont pleins pour un bon bout de temps mais nous ne sommes pas au complet . Je n’envisage pas le yoga en dehors d’une pratique qui rassemble véritablement . Cette séance en prison a parfois été étiquetée séance « solidaire », ce qu’elle n’est pas . Son contenant , son essence , c’est l’unité . Yogartdevivre tisse un fil entre des hommes et des femmes qui pratiquent le yoga là où ils en sont de leur vie . Certains sourient à la vie , d’autres sont malades , d’autres encore vivent en prison ou dans la rue . Dans le contenu des séances chaque semaine j’essaie de reprendre le fil rouge de toutes ces expériences humaines et de recréer un lien entre elles . Créer ce rapprochement n’est pas seulement nécessaire pour notre société , il est indissociable du yoga pour qui le vit comme un engagement . L’ entre soi ne fait pas sens en yoga.
Chaque semaine, lorsque j’arrive au centre de détention , un rite de passage s’engage. Le premier poste d’accueil de la prison est encore tourné vers le monde extérieur, « dehors », j’y échange ma carte d’identité contre un badge. J’ai besoin de regarder le ciel, je sais que progressivement l’espace va se restreindre, les fenêtres blindées ne s’ouvriront plus et finiront par laisser place à des ouvertures étroites, à une vue filtrée. On m’ouvre la première porte , je laisse mes effets personnels, je n’ai plus que mon tapis. Le portique sonne invariablement à mon passage , je souris à l’idée que mon tapis puisse lui inspirer une quelconque résistance. J’avance jusqu’au bout du premier couloir de détention . Sept portes lourdes, autant de sas et de couloirs me séparent encore de la salle où nous pratiquons. Derrière moi leur résonance est froide, métallique, détachée. Entre deux portes , l’attente. Pour qu’une porte s’ouvre , la précédente doit inévitablement se verrouiller. La plupart d’entre elles sont commandées à distance . Quand la prison est « bloquée », pour un « incident « , il faut attendre, entre deux portes , entre deux mondes , sans savoir ce qui se passe ni pour combien de temps .
Au prochain poste de sécurité je récupère mon API , alarme de protection individuelle. Derrière la vitre épaisse qui me sépare des surveillants je force ma voix pour tenter d’en obtenir une avec une batterie rechargée. Il est 16H00. C’est le moment où les détenus qui travaillent quittent les ateliers pour regagner leur cellule ou rejoindre une « activité », comme le yoga . Je dois patienter jusqu’à la fin du « mouvement », un moment délicat pour le personnel pénitentiaire qui doit maintenir l’équilibre de cette circulation collective . Le yoga m’a appris que l’équilibre est par nature instable . C’est particulièrement tangible ici. L’ambiance de la détention est une oscillation permanente entre la tentation de l’explosion et le destin fâné.
Le temps de bouclage passé, j’ entre enfin dans la coeur de la détention. Je passe devant les services de la détention, le Greffe, le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, je croise les premiers détenus qui doivent se rendre à un parloir , une convocation, une activité. Certains me demandent une place à la séance, leur demande officielle n’ayant pas abouti.
J’entends le surveillant qui « lance l’activité yoga « dans son émetteur, les laissez- passer s’organisent . Les premières personnes détenues autorisés à me rejoindre arrivent. Je les vois , je souffle un peu. Les poignées de main sont appuyées. Deux portes encore à franchir jusqu’à la salle.
Que le yoga entre dans l’univers carcéral me touche énormément. Tout pratiquant sait que la pratique ultime ce n’est pas de parvenir à mettre un pied derrière la tête , c’est d’ aimer. D’approcher ce ressenti d’unité entre soi et le monde, entre soi et les autres.
Quelles peuvent être les conséquences personnelles et sur le vivre -ensemble d’une telle pratique en prison ? Je sais que toute l’instabilité humaine, les psychopathies ou les comportements antisociaux ne sont pas solubles dans le yoga . Mais je garde une foi viscérale dans la potentialité de chacun et la puissance du yoga pour la révéler . Je me sens humble devant ce qu’il créé, sa puissance. Il faut quand même imaginer l’énergie d’une pratique collective dédiée à la recherche de la paix dans l’univers carcéral. La pratique y est intense en ce qu’elle fait cohabiter plus qu’ailleurs la douleur d’être soi et la rencontre avec soi , voire la douceur d’être soi. Rencontre souvent déroutante pour le groupe « Je ne pensais pas que j’allais me sentir autant en paix en prison », comme pour moi quand nous prenons le thé ensemble préparé par L. Dès le début , une réalité s’est imposée à nous : chacun doit accepter de renoncer à ses repères . Je dois prendre mes marques dans cet univers autarcique dont je n’ai aucune maitrise des règles, accepter d’ être injoignable et d’être enfermée à mon tour. Ils consentent à s’ouvrir à mon univers dont les mots et les gestes leur semblent sortis tout droit d’un conte de fée. Nous sommes à égalité . J’écoute leurs doutes et nous en rions ensemble « la compassion ? Avec nous vous avez du boulot ! ». Je ne me perds pas dans de longues explications, je compte sur ma seule présence, ma présence de femme dans une prison d’hommes, pour leur transmettre ce à quoi je crois. La confiance.
La vie en détention imprime ses marques avec dureté . Le manque d’espace, la cohabitation forcée, le bruit , les cris, l’attente. Inévitablement les premières postures sont hésitantes mais se remettre en mouvement c’est déjà créer le chemin. Construire des fondations solides dans les pieds, retrouver l’ancrage avec toutes les variations de VIRABHADRASANA ( le guerrier), repousser les limites de l’enfermement en créant de l’espace dans le corps avec les grandes postures d’ouverture, ressentir son corps dans des mouvements oubliés, doux et apaisants, qui desserrent les contraintes du quotidien et les masques. Mettre de l’ouverture là où il y a de la fermeture. « Je me sens vivant ».
Nous pratiquons beaucoup autour de la confiance et de l’estime de soi. TADASANA, la posture de la montagne, dans laquelle on se tient debout , aligné avec soi-même, le coeur ouvert, n’est pas si facile. BHUJANGASANA, la posture du cobra, posture à terre, qui crée du lien avec notre capacité à nous redresser, physiquement et symboliquement , est facilitante. Accomplir la posture. Pouvoir se dire, je suis capable.
Pour rencontrer la paix en soi, il faut une bonne dose de lâcher-prise , pour ne pas dire d’abandon. Et transmettre le lâcher-prise en prison relève de la blague pour les détenus et de la gageure pour moi tant la méfiance, l’affirmation et la préservation de soi règnent en code de conduite dans leur quotidien. Nous passons un certain temps à recréer le cadre nécessaire pour pouvoir se déposer et entrer dans la pratique dans ce contexte , un cadre que je nomme sacré, indispensable pour tenter de s’ouvrir à une autre dimension de soi-même, plus vaste que celle dans laquelle la prison enferme. D. à la fin de la première séance viendra me dire : « je ne comprends rien à ce que vous faites . Mais qu’est ce que c’est beau. » Il n’est jamais revenu. Nous nous recroisons souvent avant la séance , « je la connais c’est madame yoga « , il a oublié jusqu’à mon prénom mais quand il me dévisage je veux croire qu’il a perçu qu’une autre manière d’habiter le monde est possible.
La philosophie yoguique occupe une place importante dans nos rencontres et nous la confrontons à nos expériences, aussi différentes soient-elles . Avec les questions fondatrices du yoga qui interrogent tout pratiquant. Quelle est notre nature profonde, véritable ? Qui suis-je vraiment ? La peur de la récidive n’est pas évoquée à demi-mot. « Je sais qu’au fond je ne suis pas ça" - la violence , l’excès, l’abus, … - mais comment rester constant ? » .
Une question me poursuit : comment amener le coeur de l’enseignement yoguique dans la séance, comme parler d’amour en prison ? Ce qui était le plus important m’a échappé longtemps. C’ est L. qui en parlera le premier, « ma plus grande blessure c’est le manque d’amour ». L’amour qui reconnait , qui valide la présence au monde. Quand on ne sent plus séparé ni de soi, ni du monde , ni des autres , on prend naturellement sa place. « Il y a des constructions mentales qu’il faut abandonner » poursuivra-t-il .
Dans la méditation, la part d’ombre qu’il faut bien reconnaitre tutoie la direction qui pourrait se dessiner. Une direction juste , mais libre , sans standard imposé de l’extérieur . Avec la pratique, se rapprocher de la partie intacte de soi-même, paisible et aimante. Nous explorons beaucoup de questions et de ressentis, loin des clichés du yoga bobo. " Ca sert à quoi la connaissance de soi si dehors il n’ y pas de place pour moi ? » s’interroge M. Dedans/ dehors, nous poursuivons nos échanges sur la non-dualité.
Comme en ville , je termine la séance en proposant que chacun puisse partager si il le souhaite son ressenti et sa pratique . Compte-tenu du contexte carcéral, nous nous sommes mis d’accord sur une double condition: le non jugement et le respect des ressentis exprimés . La parole est libre , le groupe dans sa pratique a recréé une appartenance. « Je suis surpris par le respect qu’il y a dans ce groupe " , « on est en prison mais je sens de la liberté , en moi et entre nous ».
La peur de l’abandon se rejoue dans bon nombre de situations du quotidien, du courrier qui n’arrive pas, à l’ épreuve des parloirs, au lien trop ténu avec l’extérieur pour préparer la sortie. J’en fais aussi les frais. A la fin d’une séance, visiblement fatiguée par une pratique qui sort des sentiers battus, je suis prise à partie sur mon intention de revenir. La dureté du contexte carcéral et la valse des intervenants est mise en cause. La séance est désormais bien établie . Je dois ma résistance à la qualité de leur pratique et au respect qu’ils lui témoignent.
Le yoga renforce sans aucun doute la socialisation et l’attention aux autres. Un discours rassurant pour l’institution et la société. Ne serait-il pas tentant d’ y rechercher aussi la possibilité d’une « ré-éducation » ? La limite est claire: le yoga dans ses fondements ne cherche pas à changer qui que ce soit, même en prison. Il offre une discipline et une philosophie de vie avec un garde-fou essentiel à cette tentative, ce que nous appelons en yoga la nature profonde. Notre qualité paisible et aimante est déjà là. Il n’ y a pas dans le yoga d’impératif à performer, à devenir quelqu’un ou, pire, à devenir quelqu’un d’autre. C’est le retour à soi qui tient lieu de catalyseur. Toutes ces postures un peu étranges que nous pratiquons soutiennent cette intention: se connaitre et se reconnaître comme faisant partie d’un tout. Récemment des membres du groupe ont encouragé le personnel pénitentiaire à venir pratiquer et méditer avec nous , remettant en mouvement la dualité fondatrice du modèle carcéral au profit de l’unité. La pratique est à l ’oeuvre.
Namasté